Psychologue, Psychanalyste exerçant sur Rennes , ma profession m'a amené à m'intéresser au 7ème art.
Comme le disait Freud, les artistes ont toujours un temps d'avance sur les psys.
Ainsi les films permettraient de saisir quelque chose du psychisme plus facilement que ne le ferait un texte théorique.
Ils seraient une manière plus subtile de vulgariser le rapport de l'être humain à son inconscient.
C'est pourquoi, je me suis intéressé à différents films comme Black Swan, Robocop, Freddy ou Chaos Walking... afin de mettre en lumière ce que la psychanalyse pourrait en dire et de voir en retour ce que les artistes peuvent nous apprendre sur la psyché humaine.
Parfois, les films et notamment les « drames » permettent de comprendre avec une certaine acuité les problématiques humaines, Black Swan du réalisateur Aronofsky en fait indéniablement parti.
Je ferai mienne la citation de Lacan dans son hommage fait à Marguerite Duras : « […] le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position […], c’est de se rappeler avec Freud qu’en la matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie. »
Je vais tenter ici d’en faire une lecture psychanalytique tout en sachant qu’il ne s’agit que d’une vision des choses qui ne pourrait résumer à elle seule l’œuvre d’Aronofsky.
LE FILM
Le film relate l'histoire de Nina Sayers, jeune danseuse d'opéra qui se voit offrir le rôle principal du ballet « le lac des cygnes ». Ballet réinterprétait où la danseuse doit incarner le cygne blanc et le cygne noir.
Je vais retracer les moments les plus marquants du film, attention donc à ceux qui ne l’auraient pas vu et souhaiteraient en garder toutes les surprises et rebondissements (je pense toutefois qu’il est préférable de l’avoir vu avant). Je vais reprendre tout ce qui dans le film pourrait faire sens d’un point de psychanalytique, par la suite j’essaierai de les relier pour en faire une interprétation.
Le film s'ouvre sur un Rêve où Nina danse avec le sorcier (le baron Von Rothbart). Dans l’histoire du lac des cygnes, pour rappel, le sorcier jette un sort à une jeune fille, Odette, qui la transforme en cygne le jour et elle redevient femme la nuit. Toujours dans l’histoire, le prince amoureux d’Odette, épouse par un subterfuge du sorcier, sa fille, Odile qui est le sosie d’Odette. Il prend l’une pour l’autre.
Revenons maintenant au film et plus précisément au rêve de Nina. Pendant cette danse, il y a une transformation, au début de la danse elle n'a pas de plumes alors qu'à la fin elle arbore un diadème de plumes et des plumes sur les bras. À son réveil Nina est encore transportée par ce rêve qu'elle raconte à sa mère.
Le premier signe clinique arrive juste après avoir raconté le rêve ; sa mère qui semble avoir repéré quelque chose sur son corps, lui demande ce qu'elle a. Nina se regarde dans le miroir et perçoit une plaie dans son dos. L'endroit où se trouve la plaie sera le même endroit d'où émergeront les ailes du cygne à la fin mais à ce moment-là du film, la plaie semble faire référence à un grattage que s'inflige Nina et dont elle souffre. Ce « grattage » peut faire penser aux blessures, scarifications et autres marquages de corps que peuvent s’infliger les adolescents bien qu’à ce stade du film, rien n’indique l’ampleur pour Nina de ce symptôme.
C'est en allant rejoindre la troupe, en métro que Nina est sujette à une première manifestation étrange. Elle regarde la rame d’en face et se voit, en tout cas voit une femme de dos qui lui ressemble étrangement. Elle remet ses cheveux derrière l'oreille et, stupeur, comme dans un miroir, l'autre jeune femme fait la même chose.
Nina dans les loges rencontre une autre danseuse de la troupe. Particulièrement, cette danseuse attire son regard sans que l’on sache pourquoi. Brève rencontre mais qui ne la laisse pas de marbre comme on le verra par la suite. Cette danseuse se nomme « Lilly » dans la troupe mais au fond Lilly est plus qu’elle-même, plus que la danseuse qu’elle incarne ; elle est l’objet des projections de Nina, elle est en quelque sorte son double (terme que je reprendrai pour désigner ce qui appartient psychiquement plus à Nina qu’à Lilly ; même s’il s’agit d’une seule et même personne. La réalité de l’une (Lilly) se fait le support fantasmatique de l’autre (le double)).
Un peu plus tard, elle assiste à une crise de colère d'une danseuse (la plus âgée et la vedette de la troupe) qui vient de se faire exclure. Elle s'introduit dans sa loge et substitue des objets notamment un rouge à lèvre. Ce comportement qui semble compulsif prendra son sens par la suite.
J’ouvre ici une parenthèse pour porter l’attention sur l’opposition des couleurs dans le film. On peut remarquer que Nina est toujours vêtue de blanc alors que les autres personnages sont en noirs. En noir, on retrouve son double/Lilly bien sûr mais également le chef de troupe, la mère, la danseuse exclue, une masseuse, l'homme dans le métro. Cette opposition se perpétue presque tout au long du film, son changement sera significatif, j’y reviendrai.
Nina auditionne avec les autres danseuses pour l'attribution des rôles ; elle échouera à cause de l'arrivée inopinée et bruyante d'une autre danseuse, son « double ». On peut voir sur le dos de son double, tatouées, des ailes noires. Il est intéressant de noter qu'elle arrive au moment où le chef de troupe, Thomas, lui demande de faire voir son cygne noir (après avoir dansé le cygne blanc). L'autre danseuse existe belle et bien mais par moment elle se fait support du double psychique de Nina. Parfois Lilly et le double ne font qu’un.
Ensuite en rentrant chez elle, elle s’engage sur une passerelle sombre et croise une autre jeune fille en noire. Arrivée à sa hauteur, sur un bref moment elle se voit elle-même. Là encore il y a un jeu de miroir comme dans le métro au niveau gestuel elle voit l'autre fermer son portable d’un geste similaire ; Nina semble se dédoubler et ce de plus en plus fréquemment.
En rentrant chez elle, elle fait part à sa mère de sa colère et de sa déception concernant la répétition et son échec. On peut remarquer que la mère, comme son double, est vêtue de noire marquant dans le vécu de Nina une opposition dans sa relation à l’autre. Sa mère a une réaction ambiguë, elle ne l’encourage pas, elle lui dit qu'elle n'y arrivera pas. On pressent une ambivalence chez elle quant à la réussite de Nina on en comprendra la raison par la suite.
Persuadée qu'elle n'aura pas le rôle, elle met le rouge à lèvre volé et essaye de convaincre le chef de troupe de danseuses qui l’embrasse sans son consentement. Il y a là un forçage sexuel dont elle se défend.
Alors qu'il lui a dit qu'il avait choisis une autre danseuse, elle sort de son bureau et voit son nom affiché pour être la nouvelle reine des cygnes. Elle s'enferme dans les toilettes pour avertir sa mère, en sortant elle voit une inscription sur le miroir « whore » « pute ». L’obtention de ce rôle ne semble pas être sans culpabilité ni rivalité mais Nina est en rivalité avec qui ?
Quand elle rentre sa mère est absente, elle se change dans la salle et aperçoit des saignements dans le dos, toujours au même endroit là où il y aura les ailes.
Sa mère rentre et lui demande de venir dans la cuisine, elle constate qu'elle a acheté un énorme gâteau pour fêter ça. Là encore on peut y voir une ambivalence ; on peut imaginer ce qu'à d’inapproprié un tel régime alimentaire pour une danseuse de ce niveau. D'ailleurs, Nina essaie de refuser mais, avec sa mère, il n'y a pas de refus possible.
Dans la répétition qui suit, le chef de troupe lui demande de faire surgir son cygne noir et elle a l'occasion de voir danser son double, Lilly. Le chef de troupe loue son talent en lui disant que c'est de ce lâcher prise dont elle doit s'inspirer.
Une cérémonie officielle annonce la nouvelle star du ballet en même temps qu'on congédie l'ancienne égérie de la troupe : Beth. À un moment de la soirée, Nina va dans les toilettes et là arrive une hallucination plus marquée. Elle voit du sang sur son ongle, elle commence à s'arracher la peau, voit le sang couler, rince son doigt sous l'eau ; elle jette un coup d’œil à son image puis à son doigt et là elle constate qu'elle n'a rien. À la sortie, son double l'attend.
Une fois chez elle, pour éviter de se gratter à sang, elle prend l'initiative de se couper les ongles et subitement, son reflet dans le miroir arbore un visage menaçant et se coupe le doigt. Lorsqu’elle vérifie son doigt, il est effectivement coupé dans la réalité. Dans cette succession d’hallucinations, on peut observer la progression. Sur la première hallucination, le doigt n’a rien, il n’y a pas d’impact dans la réalité. Pour la seconde hallucination, il n’en va pas de même, le doigt est effectivement couvert de sang. Il y a là une aggravation des symptômes.
Après cet évènement, suivra une répétition difficile où le chef de troupe bien que mécontent de son travail lui fera répéter une scène sans jamais apporter de corrections ou critiques ; ce que Thomas veut, reste énigmatique pour elle. En prenant le métro pour rentrer, un homme en noir lui fait des avances assez obscènes. Le sexuel semble venir faire effraction. On repère toujours le même mécanisme, Nina a tendance à projeter des choses sur les autres et finalement n’importe qui peut en être le support, voilà qu’un passager semble incarner ce qu’elle trouve d’obscène dans le chef de troupe.
C'est à ce moment du film qu'on en apprend un peu plus sur la mère. Cette dernière a dû arrêter sa carrière. Ainsi sa mère n'a jamais pu avoir le rôle tant convoité : le rôle principal du ballet du lac des Cygnes. Ce à quoi Nina rétorque qu'elle avait 28 ans lorsqu'elle est tombée enceinte et que vu son âge elle n'aurait jamais pu avoir le rôle.
Cette scène est importante car elle révèle un autre miroir. Nina partage avec sa mère la danse et l'attrait pour le rôle principal du lac des cygnes. De plus il y a cette relation avec le chef de troupe ; ce qu'on sait c'est que le père de Nina n'est absolument pas présent ; il est présenté comme la cause de tous les malheurs de la mère mais, c’est sous-entendu, il serait le chef de troupe de l’époque. Enfin il y a cette question d'âge qui renvoie à la danseuse de la troupe qui s'est faite exclure. On comprend mieux alors la raison de la sensibilité de Nina et son besoin de se parer des objets de la danseuse comme pour maintenir la présence de cette dernière, c’est une tentative au fond de séparation d’avec sa mère. Se séparer en tentant d’incarner une autre.
Sa mère lui demande d’ôter son tee-shirt afin de vérifier qu'elle ne se gratte plus ; Nina s'y oppose fermement. Au même moment, on sonne à la porte, son double vient la chercher. Contre l'avis de sa mère, elle sort. Son double lui donne un haut noir et à partir de là on peut faire le parallèle chez elle de l'émergence du cygne noir qui prend le dessus sur le cygne blanc (dorénavant elle sera vêtue de noir). Autre indication de ce changement, en rentrant elles font l’amour, tout à coup, Lilly essaie de l’étouffer avec un oreiller. Nina remarque alors un changement chez sa partenaire et reconnait son propre visage. Ceci indique si on pouvait encore en douter qu’elle est aux prises avec elle-même, Lilly, la vraie Lilly n’a finalement que peu d’importance.
Suite à cette nuit-là, elle se réveille en retard et en arrivant à la répétition, elle voit son double danser sur « sa » musique, celle du cygne noir. Un peu plus tard lors de la prise de mensuration pour le costume ; dans un jeu de reflet en abyme, elle voit son reflet se gratter et se retourner vers elle. Peu de temps après, elle voit son double qui prend également ses mensurations pour être sa « doublure ». C'est le chef de troupe qui a souhaité qu'elle devienne la doublure et là on voit que cette question du double envahit la réalité elle peut dire qu'elle est persuadée que « Lilly » veut lui voler son rôle.
Ça s’enchaîne lors d'une répétition où elle perçoit un décalage avec son image dans le miroir puis lorsque la lumière s'éteint, elle voit son double faisant l'amour avec le chef de troupe ; son double prend son visage et le chef de troupe celui du sorcier Von Rothbart qui jette le sortilège de transformation en cygne. On voit que la projection de Nina, s’affranchit de plus en plus du miroir pour venir envahir la réalité, de même Lilly devient de plus en plus ce que Nina projette sur elle.
Elle se précipite à l'hôpital pour voir Beth et lui rendre les affaires qu'elle lui avait volées et dont elle se revêtait. Beth est celle dont elle a pris la place et lui avoue qu'elle sait ce que ça fait et que les affaires qu'elle avait volées c'était pour être parfaite. On voit ici également un parallèle avec l'histoire du lac des Cygnes où le prince épouse par méprise une autre : la fille de Von Rothbart. Elle voit alors Beth se planter un ouvre enveloppe qu'elle lui avait volé dans les joues et Nina voit son propre visage qui se superpose sur celui de Beth et s'enfuit. C'est en prenant l'ascenseur qu'elle se rend compte que le coupe enveloppe est dans ses mains ensanglantées.
Sa folie se déchaîne ; elle hallucine un double d'elle-même ensanglanté qui ne prend plus forcément l'apparence de Lilly dans un premier temps et qui changerait furtivement ; là l'hallucination est persistante et la poursuit. Elle voit également les dessins de sa mère lui parler « à ton tour » lui disent-ils, puis face au miroir ; elle se transforme en cygne ; les yeux rouges, des plumes lui sortent de la peau à l'endroit où elle se gratte ; ses articulations se brisent à l'envers comme les pattes d'un cygne ; elle se cogne et s'évanouit.
Il y a là une différence car les hallucinations se produisent sur son propre corps et ne sont plus des illusions qu’elle projette sur l’extérieur.
Au réveil, contre l'avis de sa mère, elle se précipite au théâtre pour jouer ; elle peut constater qu'elle a des pieds palmés.
Elle joue alors la rencontre avec le prince en tant que Cygne blanc ; en sortant de la scène elle voit les autres danseuses en cygne blanc avec son visage. Elle croise le baron Von Rothbart dans les coulisses. Elle retourne sur scène pour le final de la première partie ; voit son visage sur les autres danseuses et chute.
Elle finit la première partie, effondrée et retourne dans sa loge pour se préparer ; elle y trouve son double, Lilly, qui la critique sur sa prestation ; elle lui dit qu'il vaut mieux qu'elle la remplace et se retournant, c'est son propre visage qu'elle voit. Il s'ensuit une lutte physique où son double lui dit en l'étranglant « c'est mon tour » ; Nina lui plante un morceau du miroir brisé dans le ventre avec les mêmes mots « c'est mon tour » ; son double ré-arbore le visage de Lilly et meurt. Elle cache le corps.
Elle retourne sur scène et triomphe, elle arrive à danser le cygne noir car elle incarne au sens littéral le cygne noir ; des plumes lui poussent sur les bras et ses bras se transforment en ailes.
Elle retourne dans la loge afin de se changer et de réapparaître en cygne blanc ; Lilly vient frapper à la porte pour la féliciter. Elle vérifie la cachette où doit se trouver le corps, il n'y a rien. Si elle n'a pas poignardé l'autre alors... elle constate qu'un bout de miroir est logé dans son ventre et saigne.
Elle retourne sur scène pour le final ; lorsque le Cygne blanc se suicide ; ses derniers mots sont « parfaits... je l'ai sentie c'était parfait ». Effectivement, comme dans l’histoire, elle s’est suicidée comme s’il n’y avait d’autres moyens pour Nina que de faire vivre dans la réalité les évènements. Ainsi s’achève le film.
INTERPRETATION :
Je vais faire un détour par la théorie psychanalytique pour tenter ensuite de faire une relecture du film à la lumière de ces concepts. Dans le film, on le voit, beaucoup chose tourne autour de l’image, du miroir dans les symptômes de Nina. Lacan a théorisé un moment fondateur dans la construction du sujet qu’il a nommé le stade du miroir. Pour résumé grossièrement, le bébé n’a pas de représentation de son corps, il se vit comme morcelé. Chaque sensation est l’objet d’une zone bien précise du corps (l’oralité, l’analité, le touché, la vue…) qui ne sont pas unifiées et qui se vivent de façon isolée. Il y a un moment pourtant, où le bébé va avoir une perception qui va devancer ses sensations ; c’est le moment où il se découvre dans sa globalité dans le miroir. Mais ce moment ne suffit pas à lui seul, il faut qu’il soit en quelque sorte appuyé par le regard d’un Autre (généralement le parent) qui viendra confirmer que ce qu’il voit correspond bien à son être alors qu’il n’en a pas la sensation (on voit poindre ici une dépendance vis-à-vis de l’Autre dans la constitution en tant que sujet). Pour Lacan, de ce stade découle notre rapport aux autres basé donc sur l’imaginaire. Car l’image perçu n’est pas le bébé, il n’en est qu’une représentation. Tout le monde peut le constater : lorsque je lève la main droite devant un miroir, mon reflet lève la main gauche. Lorsque cette phase se « passe mal », le sujet aura alors tendance d’une part à se sentir morcelé, de ne pas être unifiée dans son corps et d’autre part c’est toute la relation aux autres qui va s’en trouver altérée. En effet, avec ses sensations de morcellement l’autre (ou plutôt la projection que le sujet s’en fait) va très vite devenir envahissant, menaçant, persécutant.
J’insiste c’est une présentation du concept parcellaire et un peu caricaturale mais posons l’hypothèse que pour Nina c’est quelque chose à ce niveau là qui s’est mal enclenchée et voyons où cela nous mène.
L’autre apport précieux du film c’est de pouvoir déterminer de façon assez précise le point de bascule dans la folie pour Nina. Le film s’ouvre sur le rêve qui annonce déjà en son sein une transformation. Au réveil Nina fait face à l’œil scrutateur de sa mère qui inspecte son corps (c’est fréquent chez les adolescents d’avoir recours à des atteintes corporelles pour s’extraire d’une relation fusionnelle ; réelle ou fantasmée. Comme si le seul moyen de couper le lien était de le couper dans la réalité). Ce moment est un indicateur d’une relation qui semble envahissante pour Nina, mais ça n’est pas vraiment le moment ou tout bascule pour elle. Ce qui provoque la chute de Nina c’est de convoiter le rôle principal et le point de non-retour étant le moment où elle l’obtient.
Pourquoi ?
C’est plus loin dans le film que l’on en apprend la raison. Le rôle qu’elle convoite c’est celui de la mère. C’est-à-dire qu’il y a une pente dangereuse de ne faire qu’un avec sa mère. Son rêve la prévient en quelque sorte, il indique une relation sommes toutes déjà fusionnelle ; le pas de plus est fait lorsqu’elle obtient ce que la mère a toujours désiré. A ce moment-là tout s’enchaîne : elle est sa mère (je ne résiste pas au bon mot un peu trop lacanien qui surgit pour Nina : elle hait sa mère) elle est danseuse, joue dans le lac des cygnes, a une relation avec le chef de troupe.
Reprenons l’hypothèse du stade du miroir et stipulons que Nina a une faille dans son image corporelle, dans sa relation à son corps. Disons qu’il y a quelque chose de pas très assuré pour elle, que quelque chose de son corps lui échappe, lui est énigmatique et ce depuis (presque) toujours. Quelle solution pour Nina qui à ce moment là se dilue dans sa mère ? Peut être que la seule solution pour elle, en fonction de ses fragilités, c’est d’engager son corps pour se séparer.
Dans les manifestations cliniques, elle se dédouble et on comprend pourquoi, elle-même est double : elle est sa mère. Elle essaie d’abord de se parer des accessoires de la danseuse principale ; une tentative imaginaire d’arborer ses artifices pour se séparer de sa mère (si elle est l’autre danseuse, elle n’est pas sa mère). Mais ça ne tient pas, on peut imaginer que finalement cette autre danseuse est trop proche de sa mère ; elle incarne celle qui est exclue du rôle à cause de son âge… comme sa mère (de plus, le film laisse entendre que Beth est l’ancienne maîtresse du chef de troupe).
L’unique solution qu’elle trouve alors c’est d’incarner le rôle, d’être le cygne, de se transformer. Le cygne c’est ce que n’a jamais pu être la mère mais pour Nina, ça engage son corps entier et si elle est le cygne, elle n’est plus Nina. Cette fuite en avant scelle son destin.
Ce choix ne se fait pas sans heurt, tout le long elle lutte contre un double qui est projeté sur une des danseuses de la troupe. Ce double, menace à chaque instant où il apparait de prendre sa place. On peut l’interpréter comme la dualité de Nina, double, elle l’est et sa tentative est de s’unifier. Certes ça lui permet une relative séparation de la mère (Nina décide que sa mère n’est plus en droit de l’ausculter, de disposer de son corps comme si c’était le sien) mais d’un autre côté il la fait disparaître. Elle montre finalement par là que son corps ne lui a jamais appartenu, qu’il est autre pour elle-même. Au plus elle s’avance dans ce mécanisme au plus son corps propre se trouve affecté ; les hallucinations ne sont plus projetées mais se vivent dans sa chair jusqu’à la scène magistrale où face au miroir elle se transforme en cygne.
Finalement le montage où la mère pouvait disposer de sa fille et vivre par procuration sa carrière de danseuse avortée ne tient plus. Sauf que Nina ne dispose pas des ressources qui lui permettrait un autre montage, elle se voue corps et âme à son rôle qui sera le dernier.
Il est dommage qu’à éclairer le film de cette manière on en perde tous les autres aspects. Car évidemment cette œuvre ne peut se résumer à cette interprétation, il est plus riche et le personnage de Nina également. Cette analyse reste donc une fenêtre, un certain angle pour comprendre (en partie) ce qui se joue pour cette danseuse mais en aucun cas son intégralité. La poésie ne s’interprète pas.
BAERT DAMIEN
PSYCHANALYSTE