Très tôt, le cinéma a été perçu comme un média pouvant véhiculer les histoires et concepts religieux. La plupart du temps le but étant de rester au plus proche des récits bibliques pour les rendre disponibles pour le plus grand nombre, au même titre que les vitraux dans les églises, destinés aux analphabètes. Par la suite, le cinéma a pu servir également de média critique sur le même thème. Darren Aronofsky avec son film Noé s’inscrit dans cette frange mais moins, à mon sens, pour critiquer la religion que pour en moderniser l’essence du mythe. Dans son film, il retrace les courants philosophiques du rapport de l’homme au monde : Rousseau et son homme sauvage naturellement bon VS Descartes avec l’homme qui se distingue de l’animal machine ; Nature VS Culture et l’opposition plus récente autour de l’écologie entre vie en harmonie avec la nature VS l’environnement au service de l’homme. Ainsi, Aronofsky soustrait toutes références divines (même si Dieu est énoncé dans le film) pour nous proposer une sorte de mythe moderne qui viendrait parler de nos contradictions actuelles. Le Noé de la bible vient parler de la colère de Dieu face à l’homme qui porte en lui le pêcher ; Le Noé du réalisateur vient parler de la pulsion autodestructrice de l’homme et de sa maîtrise.
Pour étayer mon propos, je vais reprendre les principaux éléments de l’histoire.
Au départ le film nous rappelle la Genèse : l’Homme est exclu du paradis par la tentation qui conduit au pécher. Vient ensuite la descendance d’Adam et Eve : Caïn, Abel et Seth. Caïn tue Abel et est recueilli par les Veilleurs, ceux qui se sont opposés à Dieu lorsqu’il a évincé l’Homme du paradis. Les deux lignées se séparent ; on nous présente alors la lignée de Caïn comme prédatrice de l’environnement, exploitant le monde et ses ressources, carnivore. La lignée de Seth elle, vit en symbiose avec l’environnement, et est végétarienne. Le décor est posé, ce dont il est question dans le film c’est cet antagonisme profondément humain et le questionnement qu’il soulève : quel est notre rapport au monde ?
Dans la suite du film, Noé (descendant de Seth) commence à recevoir des signes sous formes de rêves. Il perçoit un déluge mais ne sait comment l’interpréter ou plutôt son interprétation est univoque : Dieu veut détruire la terre pour punir l’homme. Pour comprendre de quoi il en retourne, il décide de partir accompagné de sa femme et ses 3 fils rencontrer son ancêtre qu’il voit en rêve également : Mathusalem.
Je passe les détails du voyage qui l’amène à son ancêtre mais en précisant tout de même qu’il recueille une toute jeune fille, Ila, qui a été blessée par la lignée de Caïn. Il est a noté, ce qui aura son importance plus tard, qu’Ila, de par sa blessure ne pourra pas porter d’enfant. Il rencontre également les veilleurs qui ont fini par abandonner les hommes, écœurés par ce que la lignée de Caïn a fait au monde avec les secrets qu’ils leur avaient livrés.
Mathusalem le reçoit et lui fait boire une mixture qui le plonge dans un songe, à l’image des shamans dans les séances de divination. Il lui explique de Dieu envoie des signes qui ne sont compréhensibles que par lui-même ; l’interprétation lui appartient. Noé y voit le déluge, la mort des hommes, les animaux qui se réfugient dans l’arche. Il comprend alors la mission que Dieu lui a donné : sauver la création du déluge. Mathusalem lui donne alors une graine du jardin d’Eden. Lorsque Noé la plante une forêt surgit ainsi qu’un ruisseau qui va guider les animaux jusqu’à l’arche mais également la lignée de Caïn. Devant ce « miracle » les veilleurs acceptent de nouveau d’aider les hommes en l’apparence de Noé.
Les années passent, l’aîné des fils de Noé, Sem tombe amoureux d’Ila ; Cham le cadet est seul et questionne sa solitude ; Japhet, le benjamin est encore un enfant. Contrairement au récit biblique où Noé embarque dans l’arche avec ses fils et les femmes de ses fils, Aronofsky change d’axe et vient questionner la descendance de l’Homme. C’est ce que perçoit Cham dans son questionnement. Cette interrogation lui est rendue encore plus prégnante alors que les animaux, dans l’arche, sont par couples. Un autre personnage questionne également la descendance, c’est Ila que sa blessure a rendu stérile. Là où la bible mettait en scène le courroux d’un Dieu à l’encontre de l’homme, le film met en scène la question de l’Homme au sein de la nature.
Ces deux problématiques vont trouver un dénouement différent. Tout d’abord, Cham supplie son père de lui trouver une femme ; Noé accepte et va dans le camp de la lignée de Caïn tout proche pour trouver une compagne à son fils. Ce qu’il voit là-bas modifie la perception qu’il a de l’humain. Il fait face un campement surpeuplé où les gens mourant de faim s’adonnent au cannibalisme ou échangent leurs enfants contre de la viande. Ils pillent les ressources et se livrent à des actes barbares. Et tout à coup, Noé fait face à lui-même ; il se voit dans le camp, un barbare parmi les barbares. De cette confrontation, il en ressort profondément changé. Pour lui désormais le problème de la terre c’est l’Homme lui-même. C’est lui la source de tous les pêchés et c’est lui que Dieu souhaite éliminer. Il n’est plus question de trouver une femme pour Cham, il revient à l’arche et annonce à sa femme, Naameh, sa décision : ils seront les derniers humains, une fois mort la terre redeviendra un paradis en l’absence de l’Homme.
Naameh tente de le contredire sur la nature des hommes en prenant pour exemple leurs fils : Cham est intègre ; Sem est loyal et Japhet est tendre. Elle conclut par « il y a de la bonté en l’Homme ». Ce à quoi Noé rétorque : Cham est envieux ; Sem aveuglé par le désir et Japhet ne cherche qu’à faire plaisir. Il conclut l’exacte inverse « il y a de la méchanceté en l’Homme ». Noé est ferme sur sa décision d’autant plus qu’il la pense comme une volonté de Dieu.
Naameth qui ne l’entend pas de cette oreille et comme le dit l’adage « ce que femme veut, Dieu le veut », intercède en faveur d’Ila auprès de Mathusalem. Ce dernier va donner sa bénédiction à Ila et la guérir de sa stérilité.
De son côté Cham n’accepte pas non plus la décision de son père et décide d’aller se chercher une compagne lui-même. Il retourne dans le camp, fait une rencontre et décide de revenir avec elle à l’arche. Mais le déluge s’annonce et amène la guerre contre les hommes. La compagne de Cham se prend le pied dans un piège à loup mit là, afin de capturer les animaux se rendant dans l’arche. Noé voyant arrivé le déluge part à la recherche de son fils, il le trouve à côté de son amie, il le sauve lui non elle. Le clan de la lignée de Caïn réclame sa place par la force dans l’arche. L’armée de Caïn se lève contre l’arche, dans son attaque, elle détruit tout sur son passage, y compris la compagne de Cham qui est piétinée. Cham la voit mourir sous ses yeux alors qu’il supplie son père de la sauver.
Noé, aidé par les veilleurs repousse les envahisseurs. Je passe rapidement sur les autres évènements du film qui ont leur importance pour l’aspect narratif du film mais pas pour ce que je veux développer.
Le déluge emporte tous les hommes de la tribu de Caïn sauf leur chef, Tubal Caïn qui parvient à s’introduire dans l’arche et se fait aider par Cham qui souhaite se venger de son père.
Noé a rempli sa mission, il a préservé le fruit de sa création, les animaux, et attend l’émergence d’une nouvelle terre. A sa femme et ses enfants, il justifie sa position en reprenant l’histoire de la création du monde. S’il y avait encore un doute sur l’aspect irréligieux de l’histoire la suite montre qu’il n’en est rien. Aranofsky balaie d’un revers de main la théorie créationniste pour lui substituer la théorie de l’évolution en reprenant le récit biblique à partir du big bang sans omettre les liens de filiations entre les espèces. Dans sa vision Noé rend le monde à sa pureté, c’est-à-dire sans l’homme.
Pendant ce temps, Tubal Caïn aidé par Cham reprend des forces et fomente un guet-apens. Il initie également Cham à sa vision de l’humanité. Selon lui, les animaux servent l’homme. Dieu n’étant pas satisfait du monde créa quelque chose de plus grand : l’Homme, pour le dominer. Quelque chose à son image. Il fait également manger de la viande à Cham, sacrifiant au passage chaque espèce dont il se délecte. Tubal Caïn demande à Cham d’attirer son père à lui afin qu’il le tue. Cham s’exécute, amène Noé et un combat s’engage entre eux. Cham pris de remord tue Tubal Caïn, ce dernier avant de mourir lui laisse ces dernières paroles « maintenant tu es un homme ». Paroles lourdes de sens qui transporte dans l’arche le conflit de l’ancien monde : vivre en harmonie avec le monde ou l’exploiter en portant le pêcher du meurtre. L’Humain est et restera divisé entre ces deux tentations.
En parallèle se déroule une autre histoire, Ila est enceinte, Noé accepte de laisser vivre l’enfant s’il est un mâle, empêchant de fait toutes descendances humaines. Là encore, le sort s’en mêle, Ila ne porte pas un seul enfant mais deux et pas des garçons mais des filles !
Apprenant cela, Noé est bien décidé à les tuer. Les jumelles sont dans les bras de leur mère, Noé s’avance avec un couteau, il le lève… mais se retrouve incapable de les tuer, elles vivront, l’espèce humaine se perpétuera. C’est là à mon sens que ce désacralise le mythe ; l’acte créateur n’est plus l’affaire de Dieu mais de l’homme. C’est parce que Noé renonce à les tuer que l’espèce humaine survie ; la décision lui revient en tant qu’homme et non à Dieu. L’histoire de Noé est en quelque sorte laïcisée.
Outre cette laïcisation du mythe, ce film met en question différents courants philosophiques comme celui de Rousseau qui bâtie sa philosophie politique autour de l’idée que l’Homme est naturellement bon et que c’est la société au sens des institutions politiques et économiques qui le rendent mauvais. Il est vrai que la lignée de Caïn est montrée comme industrielle et prédatrice de l’environnement. On peut voir dans le film des villes qui s’étalent sur la planète, remplaçant la nature sauvage par l’urbanisation. C’est parce que l’Homme exploite les ressources qu’il peut se développer. De cette organisation découle un être humain à son image c’est-à-dire tout aussi prédateur dans ses relations sociales. On peut voir une hiérarchie très présente, un système de classe qui permet de reproduire les schémas de domination. Ce petit aspect anachronique n’est pas sans une volonté, me semble-t-il, de dénoncer la société moderne à l’heure où la question du réchauffement climatique est dans toutes les têtes.
La place de l’animal est questionnée également et elle n’est pas sans faire penser à l’animal machine de Descartes. Pour ce dernier, il y a un dualisme c’est-à-dire une distinction fondamentale entre l’âme et le corps. En cela, il est en rupture avec la tradition aristotélicienne. Mais il va plus loin dans sa distinction en refusant à l’animal une âme. Il ne reste plus qu’à l’animal le corps auquel il est entièrement réduit d’où « l’animal machine ». On sent là, chez Descartes une influence de la religion Chrétienne. Philosophe croyant il a essayé d’apporter la preuve de l’existence de Dieu par le raisonnement. Mais en retour, la religion a trouvé chez Descartes la confirmation philosophique de ses thèses théologiques sur l’âme. La question de nos jours n’est toujours pas tranchée. De nombreuses études en éthologie montrent les capacités cognitives et émotives des animaux mais pour autant les sociétés restent divisées entre un animal domestique choyé et adulé et un animal-nourriture ravalé bien souvent au rang d’objet. Là encore le film rejoue cette dichotomie entre Noé, végétarien qui sauve et respecte les animaux et la lignée de Caïn qui considère que la création même de l’Homme ainsi que sa finalité est de soumettre l’animal à sa volonté.
Finalement le film explore la façon dont l’Homme habite le monde. En fait-il partie ou au contraire s’en dissocie-t-il ? Il n’y a pas de réponse à cette question mais plutôt une longue évolution ou existe beaucoup de désaccords. Pour Freud par exemple c’est la civilisation, la culture qui permet de dominer les pulsions. C’est par la culture que l’Homme domine son animalité si on peut dire ce qui lui permet le vivre ensemble. A surmoi individuel, se crée par la culture un surmoi collectif. Bien sûr, cela n’empêche pas les transgressions et d’ailleurs l’interdit ne vient que souligner le désir humain. S’il n’y avait pas de désir de transgression de telle ou telle chose, la Loi pour interdire telle ou telle chose serait inutile. C’est ce que montre le film au travers de Noé et la lignée de Caïn. Au fond, ces deux entités représentent le dualisme présent chez tout humain. Mais tout l’intérêt du film est de montrer qu’il s’agit de culture, de construction philosophique qui détermine le rapport au monde. Concevoir un dualisme entre une âme et un corps c’est considérer in fine que l’être humain s’extrait du monde. Dès lors il s’agirait de s’interroger sur la conception philosophique qui engendre les actes de nos sociétés. C’est à mon sens ce que propose le film en l’ouvrant à la réflexion personnelle. C’est peut-être de nouveaux mythes fondateurs dont la société a besoin ; Aranosky à sa manière en propose un.