Freddy être de cauchemar

Alors que la science-fiction nous renseigne sur la société et ses rouages, le film d’horreur nous enseigne sur le psychisme humain. En effet, ce qui va intéresser la science-fiction ce sera l’impact du développement technologique et scientifique sur la communauté humaine. Ce que vont révéler les films d’horreurs ce sont les angoisses les plus ultimes, les frontières de la folie. Le but d’un film d’horreur et, ce qui lui donne sa définition, c’est de provoquer un sentiment de peur ou d’angoisse chez le spectateur.  Mais ces émotions ne sont pas anodines, ce qui les suscites vient parler de notre fondement psychique surtout lorsque le film connaît le succès indiquant par là le miroir qu’il a pu dresser à notre société. Il y a plusieurs types de films qui peuvent suggérer autant d’angoisses. Sans les reprendre tous je vais citer les principaux : le genre « Gore » qui mise sur l’hémoglobine pour effrayer ; le genre « slasher » qui met en scène un sérial killer psychopathe en proie avec un groupe d’adolescent ; le genre « fantastique » où l’on peut retrouver les phénomènes paranormaux et les maisons hantées, le « survival » où le but des personnages est de survivre face à un danger qui peut prendre de multiples formes comme des zombies ; ou le genre « croque-mitaine », personnage imaginaire qu’on érige en menace pour obtenir l’obéissance et qui peuple les contes pour enfants. Parfois les films piochent dans ces différents genres et un classement strict s’avère difficile.
On peut se demander la raison qui nous amène à regarder ces films ? Une première explication pourrait se trouver dans le fait que ce genre nous confronte à la mort. Or la mort c’est quelque chose qui n’est pas symbolisable pour l’être humain ; on peut parler de la mort mais pas en faire l’expérience pour la communiquer. Ce qui est non symbolisé chez l’être humain se pallie alors par un surcroit de symbolique (mot ou image) pour essayer de le cerner mais cela reste énigmatique, un peu étrange et parfois alors fascinant. Ainsi, regarder des films d’horreur c’est se confronter à la mort sans la vivre, c’est mettre des mots sur l’innommable.
Mais les films nous confrontent souvent à une passivité face à l’épouvante ; les personnages de l’histoire sont à la merci d’un Autre qu’il soit humain ou non, dont ils ne peuvent échapper et duquel ils subissent les pires horreurs.  Cette situation est extrêmement angoissante mais le cinéma permet de la vivre en s’identifiant au protagoniste mais sans en subir les conséquences. Un peu à l’image des enfants qui souhaitent qu’on leur raconte le même conte soir après soir pour essayer d’appréhender quelque chose de leurs angoisses.
Bref les films d’horreurs nous permettent de ressentir les délices du frisson par procuration. Mais au-delà, on peut parfois y lire ce qui structure le psychisme humain lorsqu’il est en proie à la folie. Certains mettant en scène un tueur en série par exemple, peuvent se révéler très juste cliniquement. Il en va de même parfois avec les films fantastiques où lors d’apparitions surnaturelles, se pose la question : pour le personnage est ce réel ou est-ce une hallucination ?
C’est à ce genre de questionnement qu’amène le remake de « Freddy, les griffes de la nuit » du réalisateur Wesley Strick ; se basant lui-même sur le film original de Wes Craven.
Pour rappel, Freddy est un être surnaturel qui peuple les cauchemars des adolescents et jeunes adultes avec cette particularité que lorsqu’il tue en rêve, le dormeur succombe réellement. Le film a donné lieu à de nombreuses suites et c’est toujours au même endroit que l’intrigue se déroule, dans Elm street. Le film est toujours sur une double opposition, la première entre rêve et réalité et la deuxième qui peut s’en déduire entre normalité et folie.
Mais pour y voir un peu plus clair, plongeons-nous dans ce remake qui a l’avantage par rapport à l’original de dévoiler l’histoire de Freddy. Pour ceux qui ne l’auraient pas vu, sachez que je vais en dévoiler les principaux ressorts et intrigues, vous pouvez vous arrêtez de lire ici, si vous ne voulez pas vous gâcher le spectacle.

Ce film met en scènes 5 lycéens : Dean, Kris, Nancy, Jesse et Quentin. Ils font partis des adolescents normaux si ce terme veut dire quelque chose. Ils font partis de la classe moyenne/riche, ont des préoccupations et soucis de leurs âges à savoir les vicissitudes de l’amour.
Comme dans tous les Freddy, le spectateur est baladé entre le rêve et la réalité. On ne sait jamais quand le personnage entre dans son rêve et cet opus n’y échappe pas. Le film s’ouvre sur un cauchemar ou Dean, manque de se faire tuer par Freddy, il arbore suite à son rêve une blessure bien réelle.
Dean va mal, ce qui l’amène à questionner son mal être chez un psychologue. En bon « psy », ce dernier lui dit que ses problèmes viennent de l’enfance. Au fond ses cauchemars sont la résurgence de traumatismes infantiles. Prenons au sérieux cette interprétation pour la suite de l’analyse. Après tout pourquoi pas ! Dean est en proie à des cauchemars qu’il ne comprend pas mais dont la clé serait enfouie dans son enfance. Je reviendrai sur cette question et nous verrons si ce film peut nous dire quelque chose sur la construction infantile et le mal être adolescent.
Dean cherche du réconfort auprès de son ex petite amie Kriss. Ils se rejoignent dans un café. Dean semble décomposé, il va très mal, évoque des cauchemars. Kriss s’absente quelques minutes aux toilettes et lorsqu’elle revient, elle voit Dean, dans ce qu’elle croit être une crise de somnambulisme, se trancher lui-même la gorge. Scène d’une extrême violence, Kriss en reste choquée. Freddy vient de frapper.
Lors de l’enterrement de Dean certains des jeunes se retrouvent. Il y a Kriss évidemment. Cette dernière voit une photo de Dean enfant avec d’autres gamins dans une cour d’école et contre toute attente elle se reconnait sur la photo. Elle aurait connu Dean à l’âge de 5 ans voire aurait fréquenté la même école mais elle n’en a aucun souvenir.
Ce constat va amener Kriss à enquêter sur son passé. Elle cherche dans ses anciens albums photos et certaines ont disparus ; elle questionne sa mère qui élude. Alors qu’elle poursuit ses recherches, elle est en proie à des cauchemars et pour elle aussi, Freddy fait son apparition.
Elle parle de ses cauchemars à Jesse qui lui aussi voit Freddy en rêve. Elle lui demande de rester avec elle car elle est terrorisée. Durant son sommeil, Freddy la visite en rêve et la tue. Jesse assiste impuissant à la scène, tout en hémoglobine. Epouvanté, il se sauve mais est rattrapé par la police qui l’accuse du meurtre et le place en détention. Isolé, ce dernier finira par subir le même sort dans un cauchemar atroce.
En parallèle, il y a Quentin qui lui aussi est en proie à des cauchemars et a fait la connaissance de Freddy. Dans une démarche tout à fait rationnelle il se renseigne sur les effets de la privation de sommeil. Après la piste psychologique, voici une autre piste, tout à fait pertinente qui est avancée. Effectivement la privation de sommeil donne un tableau clinique similaire à ce que les protagonistes présentent : anxiété, dépression, hallucination, changement d’humeur. Il découvre même que cela peut conduire à la psychose. Mais ses cauchemars semblent plus terribles que cette litanie « d’effets secondaires », il préfère ne pas dormir et prend pour ce faire des amphétamines.
Il discute de ses recherches avec Nancy et lui apprend qu’au bout d’un certain temps de privation de sommeil, l’être humain fait des micro sommeils, il s’endort sans s’en rendre compte. Il lui fait part également d’un rêve qu’il a fait. Ne l’oublions pas, le rêve est la voie royale vers l’inconscient pour Freud. Il a rêvé du joueur de flûte d’Hamelin, qui après avoir été trahis par les villageois, se venge en hypnotisant les enfants avec sa flûte et en les conduisant dans un lac où ils se noient. Pour Freud, le rêve est rébus à déchiffrer ; il fonctionne par déplacement et condensation. Sans le savoir, Quentin apporte une partie de la solution à l’énigme.
De son côté, Nancy poursuit l’enquête de Kriss et se renseigne auprès de sa mère : se sont-ils connus lorsqu’ils étaient en maternelle ? Qui est Freddy qui les hantent dans leurs rêves ? Elle fait face au même déni. Mais sa mère appelle le père de Quentin pour lui dire qu’elle commence à se souvenir. Il y a bien quelque chose de cachée dans l’enfance dont les parents semblent complices.
Mais ça n’arrête pas Nancy. Lors d’un rêve où elle est confrontée à Freddy, elle se retrouve dans une école maternelle du nom de Badham. Au réveil, elle se renseigne sur cette école qui est fermée depuis des années. De plus, elle trouve chez elle une ancienne photo de classe où ils sont tous réunis. Devant cette dernière preuve la mère ne peut plus nier, elle raconte ce qui été enfouit et que les rêves sont revenus révélés. Freddy Kruegger était le jardinier de l’école maternelle de Badham, il y vivait au sous-sol. Il était très proche des enfants et passait beaucoup de temps avec eux. Mais petit à petit, les parents se sont aperçus que les enfants portaient des marques, des lacérations ; il les emmenait dans sa « caverne secrète » selon les dires des enfants. Lorsque les parents ont voulu interrogés Freddy, il avait quitté la ville et ils n’entendirent plus jamais parler de lui.

Ainsi voilà l’histoire, refoulée des enfants sur fond de traumatismes corporels. Mais un rêve de Quentin vient en dire plus. Il assiste comme une sorte de spectateur au lynchage et mise à mort de Freddy. Il voit les parents des enfants de l’école poursuivre un Freddy effrayé qui se réfugie dans la chaufferie. Certains des parents essaient de stopper cette folie mais d’autres réclament vengeance pour leur enfant outragé. Ils mettent le feu au bâtiment, Freddy sort, enflammé comme une torche et s’effondre.
Quentin va voir son père, mais ce dernier pour toute réponse lui dit « Pour les gens d’ici, Freddy n’a jamais existé ». Pour protéger son fils il a menti et caché la vérité mais ce dernier fait face à un déni insupportable qui ajoute l’énigmatique à la souffrance de sa situation.
Les cauchemars ne diminuent pas pour autant ni leur envie de déterrer les souvenirs. Au cours d’un des cauchemars, Nancy arrache un bout du pull de Freddy et le ramène dans la réalité. Toujours à la recherche de leurs passés, ils décident de se mettre en quête de l’école et de trouver la « caverne secrète » de Freddy.  
Le pull leurs donne une idée, ils vont ramener Freddy du cauchemar pour l’affronter physiquement. Mais même si l’affrontement physique à lieu, les choses ne se passent pas comme prévu et Freddy arrive à s’échapper ; on ne lutte pas à arme égal quand on lutte contre ses cauchemars. Le dernier plan met en scène le retour de Freddy…
Qu’est ce que ce film peut venir éclairer du psychisme humain ? Laissons un moment le fantastique de côté et prenons les choses comme elles nous viennent. On a affaire à des adolescents perturbés qui semblent vivre leurs cauchemars dans la réalité. Pour le traduire de façon simple, on peut penser à des hallucinations. D’ailleurs cette piste est évoquée dans le film en faisant référence au manque de sommeil qui peut les provoquer. Mais ça n’est pas la seule cause, il y a également la folie au sens psychiatrique du terme.
Pour Lacan la folie est dû à une carence du symbolique. Dans le développement psychique, l’être humain est confronté à deux coupures symboliques. La première c’est lorsqu’il rentre dans le langage. Parler oblige à utiliser des signifiants, des représentations de choses ; ce qui fait que lorsque l’on parle d’une baleine par exemple, on n’a pas besoin de sa présence, la représentation en mot suffit à l’évoquer. Il s’agit au fond du meurtre de la chose comme a pu le conceptualiser Lacan. Entrer dans le langage et donc dans le symbolique c’est se séparer d’un monde Réel pour s’engager dans un monde de symboles. Y compris pour le sujet lui-même qui lorsqu’il parle se représente dans le langage par un « je » et donc par un signifiant.
Mais cette coupure symbolique ne signe pas la folie pour Lacan, l’humain en vit une autre. Au départ l’entrée dans le langage se fait par les signifiants de l’Autre, le bébé avant même de naître est parlé. A la naissance il va être dans un bain de signifiant jusqu’à petit à petit appréhender le langage lui-même. Durant cette période il ne va pas tout de suite se différencier de l’autre. Son monde sera un tout où l’Autre (souvent la mère mais à entendre en tant que fonction maternelle) et lui ne feront qu’un. Cette séparation fait l’objet d’une seconde coupure symbolique que Lacan appelle forclusion si elle n’advient pas. C’est cette non coupure que Lacan rend responsable de la psychose. Ce qui vient faire coupure c’est un Autre (et donc autre que la fonction maternelle) en symbolisant ce qui fait jonction entre les deux êtres. Comme pour le langage qui provoque la mort de la chose, la symbolisation de ce qui fait jonction et que Lacan nomme « le désir », provoque une mort de cette fusion ou plutôt un décalage permis par le symbolique.  Lorsqu’elle ne se fait pas, l’enfant reste bloqué dans un monde où il n’est pas séparé de l’Autre d’où parfois des phénomènes d’envahissements et d’intrusion. C’est également un monde où la symbolisation se fait mal y compris pour son propre corps avec des phénomènes de dépersonnalisation ou des atteintes corporelles comme les scarifications. Lacan précise que ce qui n’est pas symbolisé fait retour dans le Réel mais sous une forme qui n’est pas reconnue et souvent ravageante. Ainsi, l’être humain peut très bien être inscrit dans le langage, n’être pas complètement hors du symbolique mais pour autant se retrouver en difficulté pour tout ce qui concerne le rapport au corps, à l’autre et plus globalement à la société qui se soutient du symbolique.
Maintenant, en tirant un peu sur cette théorie posons l’hypothèse que pour ces jeunes, cette coupure symbolique n’a pas eu lieu et de se demander ce qui dans leurs passés a pu jouer ce rôle.

Dans le film, l’origine des cauchemars se situent chez un être, Freddy, qui a violenté les enfants et a été tué par les parents. Ce qu’on peut noter en premier lieu c’est que chez ces enfants, il y a un clivage sur le traumatisme qu’ils ont subis. De cette agression, ils n’ont aucuns souvenirs ni même d’ailleurs de souvenir autour (ils ne se souviennent pas avoir été dans la même école).  En psychanalyse on peut catégoriser les oublis en deux types : le refoulement qui repose sur un désir inconciliable avec une expression consciente et le clivage qui a pour but de soustraire une réalité à la conscience car trop angoissante. Le refoulement se retrouve dans la névrose, il est symbolisé, ce qui n’est pas le cas du clivage qu’on retrouve dans la psychose. Posons qu’une substitution de souvenirs d’une telle ampleur pencherait plutôt pour un clivage.
La question qui suit est : comment s’est-il mis en place ? Car les enfants sont à l’origine de la dénonciation, comment ont-ils pu l’oublier ?
Il y a un acte que les parents posent qui est du même ordre (en tant qu’effraction du symbolique) c’est la mise à mort d’un homme. Les parents deviennent enragés face à la révélation de leurs progénitures. Pour eux il n’est pas question d’un procès, ils crient vengeance et sont bien décidés à la prendre. Or, la Loi est ce qui se pose comme symbole dans la société. Comme le stipule Freud dans « Malaise dans la civilisation », la société, par ses Lois et son organisation est ce qui vient faire barrage aux pulsions primaires de l’homme. L’interdiction du meurtre en est une des premières manifestations.
Quand ils ont mis à mort Freddy, ils ont transgressé le symbolique, ce faisant ils ont laissé une empreinte sur leurs enfants, inassimilable car non symbolisée. On peut imaginer que le système de défense mis en place par les enfants a été le clivage, c’est-à-dire se séparer purement et simplement de cette part de réelle. De plus ce clivage est appuyé par un Déni parental « Pour tous le monde ici, Freddy Kruegger n’a jamais existé ». Eux vivent avec, ils n’ont pas oublié, on peut même penser que c’est ce que la mère de Nancy essaie de noyer dans l’alcool. Mais pour les enfants, il n’en va pas de même, ils se sont construits sûr cette transgression symbolique ce qui a un impact sur leurs structures.
D’ailleurs, les cauchemars/hallucinations n’apparaissent qu’à partir du moment où la digue du clivage commence à céder (notamment quand Dean retrouve certains souvenirs de cette époque). De plus, l’adolescence est une période critique pour le psychisme et elle peut donner lieu à des décompensations. Souvent c’est quand le sexuel via les changements corporels et la rencontre de l’autre sexe que les fragilités apparaissent. Or on laisse entendre que Freddy les a abusés. C’est donc en toute logique que c’est à cette période là que ça dérape.

Bien sûr, il ne faut pas prendre ce « placage théorique » au pied de la lettre mais plutôt comme une allégorie de la construction psychique et de ses fragilités. Les choses ne sont jamais aussi simples ni aussi caricaturales ; la psychose ne repose pas sur une cause unique. Mais pour autant, l’art arrive souvent à nous présenter les choses d’une façon imagée ce que les théories ont parfois bien du mal à traduire.